Toute décision de renoncer, restreindre ou fermer s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de backlash écologique : montée de discours anti-écologistes, défense exacerbée des « modes de vie » et diffusion de récits complotistes.
J’ai moi-même analysé le cas de la ville du quart d’heure, devenue théorie du complot à l’échelle internationale du fait de la crainte d’un « confinement climatique ». A l’instar de l’étude de Parlons Climat sur les nouvelles formes de climato-scepticisme en France, ce sont au moins quatre moteurs que l’on peut dénombrer : des postures politiques anti-écologistes, la défense de modes de vie perçus comme menacés, une défiance généralisée envers les institutions et les experts, et un sentiment d’impuissance face à l’ampleur des transformations annoncées.
Pour l’ingénierie territoriale, cela implique :
Ne pas sous-estimer le rôle des attachements dans ces réactions : c’est parce que certains équipements, usages ou symboles sont au cœur de l’identité de groupes sociaux qu’ils deviennent les pivots de campagnes de désinformation (voiture, viande, maison individuelle, etc.).
Travailler la justice, pas seulement la communication : documenter les effets redistributifs des renoncements (qui perd quoi ? qui est protégé ?), garantir des procédures équitables et reconnaître les groupes les plus vulnérables – dimensions distributive, procédurale et de reconnaissance de la justice environnementale.
Les cas territoriaux montrent que renoncer a un coût : études abandonnées, investissements non réalisés mais déjà engagés, coûts de démantèlement, pertes de recettes, accompagnement social. L’enjeu n’est pas de nier ce coût, mais de le mettre en regard des coûts évités (dégâts climatiques, contentieux, surcoûts de maintenance, déséquilibres budgétaires futurs). C’est tout l’objet des travaux sur le « financement du renoncement ».
À l’échelle macroéconomique, des propositions comme un Carbon Quantitative Easing permettent d’imaginer des régimes financiers qui rémunèrent la réduction d’émissions, la conservation ou le démantèlement d’infrastructures nuisibles plutôt que la seule production de nouveaux actifs.
À l’échelle territoriale, plusieurs pistes se dessinent déjà :
Intégrer le renoncement dans les budgets d’investissement, en identifiant les « dépenses brunes » et en outillant les arbitrages (mutualisation, substitution, renoncement), comme le propose par exemple le programme ABC d’I4CE.
Créer des instruments qui reconnaissent les coûts évités (fonds sobriété, contrats qui rémunèrent la baisse des volumes plutôt que leur augmentation, mécanismes assurantiels valorisant la fermeture d’équipements à risque).
Reconnaître que le renoncement est une économie du soin : soin des milieux (renaturation, dépollution), des personnes (transitions professionnelles, maintien du service autrement) et des traces laissées par les infrastructures que l’on ferme.
L’ingénierie territoriale doit ainsi apprendre à produire non seulement des plans d’investissement, mais aussi des plans de désinvestissement : quels équipements ne plus rénover ? Quels projets ne pas lancer ? Quelles infrastructures démanteler ou reconvertir ? Et avec quels financements, sur quels horizons de temps ?
Les cas de Caen, Grenoble, Chamonix, Lamballe-Armor, Céüze 2000 ou l’Ille-et-Vilaine confirment l’intuition du projet d’ingénierie de redirection : le « germe » d’une redirection se joue très tôt, dans la manière dont on cadre un problème et dont on configure les processus de décision.
On peut, à partir de là, proposer quelques repères pour l’ingénierie territoriale :
Partir d’un sujet « normal » pour l’organisation (un projet d’urbanisme, une route, un équipement, une politique RH) mais accepter de le reformuler à partir des limites planétaires et des interdépendances territoriales.
Installer, dès l’amont, une marge exploratoire protégée, dotée d’un mandat clair : enquêter sur les attachements, identifier les communs positifs et négatifs, cartographier les rôles, prototyper des alternatives, chiffrer les coûts évités et les trajectoires de retrait.
Outiller les régulateurs (finances, juridique, contrôle) pour qu’ils deviennent les garants des critères systémiques plutôt que les simples gardiens du statu quo.
Reconnaître et soutenir les personnes-interface, ces agents et acteurs qui font le lien entre expertise, terrain et décision politique, souvent en première ligne des controverses.
Enfin, accepter que la redirection exige du tact : on ne ferme pas une piscine, une route ou une station de ski uniquement avec des chiffres. On le fait avec des enquêtes, des récits, des dispositifs de justice, des espaces de délibération qui permettent aux personnes concernées de participer à la réinvention de leurs attachements.